Faire reconnaître le traumatisme psychique, aider les personnes qui en sont victimes et former les professionnels de santé à sa compréhension et à sa prise en charge. Association à but non lucratif, sans appartenance philosophique, politique ou religieuse.
Il faisait un temps superbe en cette fin de juillet. Je partais sur Lille invitée à déjeuner par mon banquier. La journée s’annonçait prometteuse : affaires, bonne bouffe et shopping...
Dans ma voiture, mon sanctuaire mobile, mon quotient de qui-vive était proche de zéro. Bien sûr pas tout à fait comme dans ma maison, car il y a une forme d’attention requise à l’égard du « monde extérieur » mais néanmoins, ce sentiment de protection et d’intimité donné par la carrosserie, la radio que j’avais choisie d’écouter (et qui ne donnait que de bonnes nouvelles en cet instant) était perceptible et pouvait s’apparenter à la sensation lénifiante de « je contrôle ma vie ». Comme d’habitude.
Septembre.
Je suis dans ma cuisine en train de laver la salade pour le déjeuner. Le temps d’automne est magnifique. Les baies vitrées sont grandes ouvertes. Une Twingo verte démarre à vive allure, à quelques mètres, à ma droite. Je ne bouge pas. La salade reste dans mes mains. Je ne crie pas. La salade reste dans mes mains. Je n’entends pas mon chien qui aboie. La salade reste dans mes mains. Je ne sens pas l’eau qui coule par terre. Mon quotient de qui-vive est affolé. Je suis en situation de détresse. La Twingo s’en est allée. C’était une vision fugace et extrêmement blessante. Je ne comprends pas pourquoi ni comment cela fait mal, je suis pantelante. cette douleur inconnue me fait une impression bizarre. Comme on doit l’être après un cauchemar. Ma salade est toujours dans mes mains, rien ne s’est donc passé... Ce n’était qu’un flash.
Cette petite Twingo verte a pourtant fait irruption dans ma vie en cette prometteuse matinée d’été, comme ma Xantia est apparue dans celle de la « petite mémé » trop pressée pour prendre le rond-point, et qui a préféré traverser une « quatre-voies » sans îlot intermédiaire, très fréquentée en cette veille de vacances... Elle s’est arrêtée bien gentiment au stop, a regardé à droite de l’autre côté des voies, a vu un semi-remorque qui paraissait loin et s’est élancée à toute vitesse. Elle a oublié de regarder sur sa gauche. J’y étais ; dans mon sanctuaire mobile qui allait exploser contre le sien pour ne plus faire qu’un, dériver de l’autre côté des voies, et s’échouer dans un grand fossé à sec.
D’une rive à l’autre. D’un monde à un autre.
Entre les deux, d’abord l’effroi : la vision dantesque de mon sanctuaire qui allait devenir mon enfer, le chaos, le bruit, le sang, le malheur de mes proches, et la résignation. La résignation. C’est ainsi. Tout simplement.
Et puis à mon immense surprise, « après », je me tâte partout et j’ai peine à croire que je peux bouger, qu’il n’y a pas de sang nulle part.. Je n’ai ni vu ni entendu ni ressenti le choc initial. Je me dis que finalement c’est « pas grand-chose un grave accident ». Je suis physiquement sens dessus dessous : mon véhicule est couché sur le côté dans le fossé. Je m’extrais à grand peine des tôles. La Twingo est là, je l’avais oubliée... La dame gît inconsciente. Je pense que je l’ai tuée. Je n‘ose pas la toucher. Je l’appelle doucement : « Madame ! Madame ! Réveillez-vous... » Des gens s’arrêtent. Je leur demande d’appeler le SAMU. Une personne se présente à moi : « je suis monitrice d’auto-école, j’étais en train de tourner à gauche quand c’est arrivé, vous ne pouviez rien faire, elle a démarré sous votre nez ». Je lui tombe dans les bras et je n’arrête pas de lui dire « Merci, Merci » presque hystérique.
Les pompiers arrivent, me posent une minerve, et me font allonger sur la civière dans le camion. Je suis terrorisée : il n’y a pas de ceinture. « Et si on a un accident ? » Celui qui est avec moi dans le camion me dit de ne pas m’inquiéter, « ça n’arrive jamais »... puis c’est un silence bruyant. Il me semble que ce camion se traîne lamentablement.
Au service des Urgences, je suis installée dans un box. J’attends.
Deux infirmiers me déshabillent, me demandent si je portais la ceinture de sécurité et me laissent seule. J’ai peur de rester seule. Un médecin vient, me pose quelques questions. Je n’ai qu’un rein et d’après la marque de la ceinture sur mon thorax, il y a eu peut-être un choc sur le cœur. Il faut me faire une radio pour les cervicales, une prise de sang pour le cœur et un contrôle des urines pour le rein. Il s’en va. J’ai peur de rester seule. J’ai besoin d’une présence. Je ferme les yeux pour qu’on pense que je suis morte et qu’on vienne s’occuper de moi... Le médecin revient et me secoue, je mets longtemps à répondre. Je voudrais qu’on reste près de moi, il s’en va au bout de trente secondes...
Puis après un long moment, on amène une personne dans le même box, le rideau n’est pas tiré. C’est une vielle dame, elle hurle et ses cris me vrillent le cerveau. Les médecins et infirmiers s’occupent d’elle. Elle hurle chaque fois qu’on la bouge. Je ne peux pas très bien la voir à cause de la minerve. Elle ira passer une radio aussi et nous restons seules toutes les deux. Je la reconnais. C’est la Mamie que j’ai blessée. Je me sens tout à coup très mal, très coupable. Je veux lui parler : « Madame, Madame, vous étiez dans la voiture n’est-ce-pas ? » Elle ne me répondra pas, elle souffre trop.
Puis une infirmière vient me dire que mon mari est arrivé aux urgences et qu’il est « agité ». Je la prie de le laisser venir me voir pour qu’il soit rassuré. On lui laisse la permission un court instant « parce qu’il y a quelqu’un dans le même box. » et il doit partir. Sa détresse fait écho à la mienne.
La Mamie est emmenée. Je reste seule. J’ai peur. Je me sens abandonnée, punie. Confusément il m’a semblé que quelqu’un avait fait le rapprochement et avait pensé que j’étais la « responsable ».
Ce sentiment sera exacerbé : je voudrais tant qu’on enlève les mèches de cheveux coincées dans la minerve et qui me font mal. Une infirmière passe , elle refuse : « Non, vous avez peut-être une fracture des vertèbres ! » mais quand je vais passer la radio, le manipulateur enlève la minerve et en levant le drap qui me recouvre me dit sans ménagement : « Ah vous n’avez rien aux jambes, ben alors, levez-vous et venez ici ! » Je pense « faudrait savoir »... Je n’ai rien de cassé, seulement une entorse cervicale. Je serai « mise dehors » de l’hôpital sans avoir fait ni prise de sang, ni contrôle des urines. En prenant les documents de sortie, la secrétaire est ébahie : j’ai une grande brûlure du coude au poignet droit. Je ne l’avais pas vue, pas sentie. Elle me mène dans un débarras, nettoie la plaie et la panse. Insidieusement l’idée m’envahit « c’est parce que je suis coupable qu’on me traite mal. »
Ce sentiment sera aussi conforté par l’attitude des policiers deux ou trois jours plus tard. Je recevrai des menaces à peine voilées. « Vous n’allez pas porter plainte n’est–ce-pas ? On connaît bien le fils de Mme X, il fait nos vidanges de voitures au noir. C’est vrai qu’il y avait un stop mais on pourra toujours vous mettre un défaut de maîtrise du véhicule »...
Après l’effroi, le sentiment d’abandon, viendra le sentiment euphorique d’avoir survécu, à la sortie de l’hôpital, juste après avoir vu les débris de ma voiture au garage.
Quant à l’effraction du psychisme, au contact du réel de la mort, je n’en ai pas pris conscience avant longtemps. Prise en charge presque un an après, quand le psychiatre m’a demandé « vous vous êtes vue mourir ? » j’ai répondu non. Il m’a fallu des mois pour comprendre la raison pour laquelle je n’avais pas ressenti le choc initial contre la Twingo alors que je n’avais eu aucune perte de conscience : jamais ne m’avait effleuré l’idée qu’on puisse toucher la mort sans être happée par elle... J’ai du inconsciemment refuser que « CE » que je n’avais ni « vu, senti, touché » pouvait être « CELA » puisque j’étais vivante. Ce n’est qu’après m’être remémorée un épisode de l’accident des mois et des mois plus tard grâce à la psychothérapie que j’ai commencé à y réfléchir et comprendre.
Peu de temps après que je sois sortie de ma voiture, les véhicules se sont mis à fumer. Des gros costauds étaient autour de moi. L’un d’entre eux m’a demandé si j’avais éteint le contact de ma voiture. Non, je ne l’avais pas fait. Ils m’ont dit qu’il fallait le faire tout de suite car ça allait prendre feu et qu’on ne pourrait pas sortir la mamie de sa Twingo (elle a du être désincarcérée). Aucun de ces gros bras n’a eu le courage de plonger dans ma voiture par la fenêtre pour le faire. Ils m’ont tous regardée ostensiblement en me faisant comprendre que ce n’était pas leur problème... Alors, je suis allée dans le fossé, me glisser dans la carrosserie fumante pour tourner la clé de contact. Toute seule alors que tous s’étaient écartés, « morts de peur »... Je suis retournée à l’intérieur de ma voiture, dans le chaos. Avec l’angoisse que tout explose. Une deuxième incursion dans ce monde intermédiaire qu’est le réel de la mort, le néant que je vais tenter de décrire.
Le vide est au néant ce que le cadavre peut être à la mort : une représentation. Il est facile de se représenter le vide car il est « contenu » dans un contenant. Par exemple, une tasse vide, une pièce vide. Le néant n’existe pas « en l’état » sur terre : le ciel est bordé par les nuages, l’horizon ; on a toujours la perception d’au moins un sens quand on est conscient : l’ouie ou la vue ou l’odorat, ou le toucher ( un vêtement ou le contact du corps avec un support ou même le contact de la langue dans la bouche), le goût ( de sa salive) ; l’oppression de la respiration quand on la retient si on cesse de respirer.
Le néant c’est l’association symbiotique de concepts antinomiques qui devraient s’annihiler en vertu de toutes les lois connues mais qui deviennent « réalité ». Le néant c’est (l’Être et le non-Être), (le passé, le présent et le futur), (le zéro et l’infini), (le bruit et le silence), (la vie et la mort), (l’horreur et la béatitude) , le (conscient et l’inconscient) etc...
La néantisation serait- elle l’amorce de la désintégration de l’état inhérent à l’espèce humaine : l’osmose du corps, de l’esprit et de l’âme ; un instant de vacillement dans l’harmonie de cet état ?
Alors les reviviscences de toutes sortes ( cauchemars, flashes, dissociations) ou les phobies d’impulsion qui suivent sont-elles un effort inconscient pour retrouver cette harmonie ou au contraire pour accomplir ce qui n’a pas été achevé et tenter de passer outre cette barrière ? Est-ce l’une des trois forces que l’on pourrait presque qualifier de « védiques » qui agit en désordre ou les trois ?
Les « déchaînements » fonctionnels avérés du cerveau en état de trauma interviendraient-ils dans ce processus et de quelle manière ? Est-ce l’esprit qui commanderait le processus neurobiologique de la néantisation ? (cela est bien possible dans la création d’un stress lors d’expériences, mais ce n’est qu’un stress...) ou la perception sensorielle (vue, toucher etc ...) de l’événement traumatisant qui commande à l’esprit de se « néantiser » ? ou est-ce l’âme, « énergie vitale » qui commande une amorce de « désintégration » ? et lequel de ces trois éléments « décide-t-il » de stopper le processus, et de nous ramener dans le monde des vivants ?
L’état de néantisation est totalement différent de l’état de dissociation. Lorsque l’on dissocie ou plutôt que l’on est dissocié, on entre dans un monde où les repères sont logiques même s’ils sont faussés : on est dans un événement qui a réellement existé et qui « est en train de se reproduire ». La perception sensorielle est identique à celle ressentie durant l’événement réel. C’est le monde qui nous entoure qui n’est pas à sa place...
En état de néantisation, il n’y a pas la perception de l’événement, il n’y a pas de perception sensorielle, il n’y a ni espace ni temps, il y a la Perception, la Conscience.
Il y a également une grande solitude... un abandon sans nom. Il y a un abîme entre Être Seul au Monde et être Seul hors du Monde. C’est peut-être là l’explication de l’angoisse qui fait suite et s’installe durablement au retour dans « le monde des vivants ». C’est peut-être cela tout bêtement le Néant... Cet état d’abandon est indicible..
Et cela pourrait être l’explication du bienfait du defusing : une présence, une présence humaine, ou de notre monde. (Il m’est arrivé de me demander si mon chien, en me léchant, en me faisant comprendre qu’il m’aime et qu’il a besoin de moi pourrait avoir ce premier effet !). Ahhhh si sur le lieu de l’accident ou aux urgences j’avais été rassurée, si quelqu’un m’avait seulement pris la main et dit « ça va ? » , si j’avais eu un sourire chaleureux , un visage avec un regard empreint de douceur et de confiance... Et si la Mamie un peu trop pressée ce jour-là avait été installée ailleurs qu’à deux mètres de moi... La seule personne qui ait eu une attitude un peu empathique a été... la secrétaire qui a pansé la brûlure que j’avais au bras... Mais hélas c’était trop peu, trop rapide et trop tard. J’avais attrapé sans le savoir un cancer de l’âme et du cœur qui ferait ses ravages bien plus tard...
Dernière mise à jour le vendredi 17 août 2007